La démocratisation par voie législative après la transition à la démocratie

Commission de Venise-Association internationale de droit constitutionnel
1er Atelier interculturel sur la démocratie
Processus constitutionnels et processus démocratiques, les expériences et les perspectives
Marrakech, 29-30 mars 2012

1. Définitions de ‘démocratie’ et de ‘transition à la démocratie’: une démarche prudente. 2. Regard d’ensemble sur la nouvelle Constitution marocaine. 3. Le délai prévu pour la mise en œuvre par voie législative de la nouvelle Constitution.  4. Le problème du consentement populaire à la nouvelle Constitution et le risque du paternalisme. 

 

1. Le terme ‘transition à la démocratie’ désigne aujourd’hui une série de phénomènes assez diversifiés, caracterisés par des problèmes multiples et réciproquement liés. L’on se bornera ici à les reporter, sans prétendre d’en esquisser les traits fondamentaux.    

En Europe, avant la chute du mur de Berlin, la définition de ‘transition’ était bien moins controversée, en designant le passage d’un régime autocratique à un régime démocratique, généralement à travers l’élection d’une Assemblée Constituante librement élue par les citoyens. Aprés 1989, les choses se sont beaucoup brouillées, et nos représentations sont loin de corréspondre à leur compléxité. Nous continuons à parler de ‘transition’ tout en sachant que le terme se réfère à des phénomènes beaucoup plus nuancés, et que les Constituantes accompagnent fort rarement les procès de transition.


Avant tout, la transition n’implique plus nécessairement qu’un Pays sorte d’un régime autocratique. Certaines fois il s’agit plutôt de reconnaitre des garanties constitutionnelles et de mesures plus avancées de démocratisation dans un Pays dans lequel le suffrage universel est déjà institué. En revanche, on se contente fréquemment, surtout parmi une certaine courante de politologues, de désigner comme démocratique un régime dans lequel le suffrage universel vient d’etre introduit, sans se préoccuper de vérifier s’il est accompagné par une suffisante garantie pour les citoyens des droits civils et politiques. Dans un étude de Freedom House de 2006, l’on comptait dans le monde 123 régimes démocratiques sur 192 Etats, mais ce nombre incluait tout espèce de «democratie électorale», entre lesquels seulement 90 étaient classifiés comme «démocraties libres»[1], les autres corréspondant aux régimes que Fareed Zakaria a nommé «illiberal democracies»[2].
Par ailleurs, meme la définition «démocraties libres» encontre des problèmes de classification. Selon une certaine théorie, on peut parler de «démocratie libre» si les suivantes conditions sont réunies: 1) élections régulières, libres et issues en condition d’égalité; 2) suffrage universel ; 3) large protection des libertés publiques, y compris les libertés d’expression, de presse et d’association ; 4) absence des autorités tutélaires non électives (militaires, réligieuses ou monarchiques) limitant l’action gouvernementale des institutions électives[3]. Pour ce qui concerne la quatrième condition, s’avérant de particulier interet lorsque l’on considère un pays comme le Maroc, il faudrait vérifier jusqu’à  quel point l’influence d’une autorité tutélaire peut maitriser les politiques gouvernmentales pour que l’on puisse nier au régime la qualité de «démocratie libre». Ce n’est pas question à aborder abstraction faite des données historiques et des contextes culturels et politiques d’un certain Pays.
Les efforts de définition de démocratie, et de transition à la démocratie, sont  aussi compliqués par le fait que les institutions internationales, à partir des Nation Unies, des Etats puissants comme les Etats Unis et des organisations supranationales comme l’Union Européenne emploient à leur tour les mots ‘démocratie’ et ‘garantie des droits de l’homme’ pour fixer des standard de conditionnalité auxquels sont subordonnés, à la fois, des aides économiques, les échanges commerciaux, la solution des dettes, et meme la reconnaissance internationale d’un certain Etat[4]. En outre, il faut considérer la tendance des Etats Unis à considérer l’approbation d’une Constitution prévoyant les règles du jeu démocratique et la garantie des droits de l’homme comme une condition suffisante pour traiter un certain régime comme démocratique après la fin d’une guerre civile.  L’emploi de ces termes et le recours à ces opérations sémantiques dans les contextes internationaux sont loins d’etre neutre, ni sont dépourvus de conséquences sur les discours autour de la démocratie qu’on entraine à niveau médiatique et meme scientifique[5].
Enfin, l’expansion de la démocratie a entrainé un procès de diversification culturelle qui risque de menacer à son tour la possibilité de parler de démocratie selon un langage commun. La constatation de la multiplicité des cultures traversant l’espace public, qui est en soi-meme un fait,  tend en effet souvent à se transformer dans des construction théoriques, comme dans les théories du  multiculturalisme visant à séparer les communautés et leur cultures, et donc a interdire toute communication entre celles-ci dans le meme espace public. Je vois ici un danger, auquel il est possible de réagir à travers une démarche interculturelle, justement soulignée par le titre meme de notre Atelier. Il s’agit pourtant d’un défi intellectuel tout à fait nouvel, plutôt que d’une méthode de travail consolidée.
Dans la notre époque les incertitudes paraissent s’accroitre sans cesse. Les échecs que l’on peut enregistrer  dans la définition de la notion de démocratie et de transition à la démocratie s’avèrent des symptomes d’une malaise qui n’est pas seulement scientifique. Il faut toutefois essayer de chercher des réponses, au moins au niveau de communication entre plusieurs cultures et systèmes de croyance. C’est une des taches des Constitutions de notre temps. Et une Constitution fort jeune comme celle du Maroc parait une occasion remarquable pour le montrer.

2. Un regard d’ensemble à la  Constitution de 2011 suffit à en apprécier l’exceptionnalité vis-à-vis de celles approuvées récemment, en particulier comme fruit du ‘printemps arabe’, qui a fait sortir tous les pays du Maghreb d’une longue « phobie du changement »[6], quoique pour une multiplicité de raisons et surtout envers perspectives assez différentes.
Le début du Préambule est marqué par la phrase suivante: « Fidèle à son choix de construire un Etat de droit démocratique, le Royaume de Maroc poursuit résolument le processus de consolidation et de renforcement des institutions d’un Etat moderne, ayant pout fondement les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance ». Les mots ne sont pas ici choisis par hasard.
D’un coté il s’agit de « construire » un Etat de droit démocratique, mais de l’autre coté cette tache  n’est pas batie sur le vide, s’agissant de poursuivre un « processus de consolidation et de renforcement des institutions d’un Etat moderne ». Voilà donc annoncé le défi culturel et politique auquel la Constitution entend répondre: un renouvellement des structures étatiques inscrit dans la tradition monarchique du Pays, et un renforcement de la démocratie poursuivi à travers les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance. La réalisation de ce propos, culturellement et politiquement ambitieux, est remise à des changements de l’organisation constitutionnelle et à une régulamentation du pluralisme culturel, social et économique qui paraissent fort remarquables vis-à-vis de la vielle Constitution de 1996.
Les changements introduits autour de la figure du Roi concernent avant tout une mention expresse et soigneuse des moyens à travers lesquels le Roi « veille au respect de l’Islam » (article 41). De l’autre coté, après avoir indiqué les missions du Roi dans les memes termes de la Constitution de 1996, on dit qu’il « remplit ces missions au moyen de pouvoirs qui lui sont expressément dévolus par la présente Constitution et qu’il exerce par dahir ». La prévision du principe d’attribution parait très important à cet égard, malgré des significatives exceptions au contreseing, y compris la dissolution des Chambres, la nomination des magistrats pour le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire et la soumission des projets de révision constitutionnelle au référendum.
L’équilibre des rapports entre le Roi et le Gouvernement est déplacé dans la direction du parlementarisme, tout en maintenant certaines prérogatives royales. On ne dit plus que « Le Gouvernement est responsable devant le Roi et devant le Parlement » (art. 60 Const. 1996), et on établit le contraint que « Le Roi nomme le Chef du Gouvernement au sein du parti politique arrivé en tete des élections des membres de la Chambre des Représentants, et au vu de leurs résultats » (art. 47). En outre le Roi peut, à son initiative, mettre fin aux fonctions d’un ou plusieurs ministres, mais pas du Chef du Gouvernement, comme l’on peut déduire par la proposition que c’est celui qui peut « demander au Roi de mettre fin aux fonctions d’un ou plusieurs membres du gouvernement du fait de leur démission individuelle ou collective » (Art. 47).
La règle selon laquelle le Roi doit nommer le Chef du Gouvernement au vu du résultat des élections ne s’applique dans le cas de crise gouvernementale intervenue pendant la législature. Il est vrai que cette exception corréspond en tant que telle au fonctionnement du régime parlementaire. Mais il faut la lire dans un contexte dans lequel le Roi continue à présider le Conseil des ministres, et surtout, comme l’on a vu, dispose du pouvoir de dissoudre les Chambres par dahir sans que celui-ci soit contresigné. Dans la définition des rapports entre le Roi, le Gouvernement et le Parlement, on maintient donc certains marges d’ambiguité, qui authorisent la conclusion que le pas décisif envers l’abolition de la monarchie constitutionnelle n’a pas été franchi.
Les garanties d’indépendance du pouvoir judiciaire prévues par la nouvelle Constitution sont beaucoup renforcées vis-à-vis des faibles prérogatives des juges envisagées dans la Constitution de 1996, soit pour la composition du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, dans lequel les représentants des juges disposent de la majorité des sièges face à ceux prévus pour les personnalités nommées par le Roi, qui préside le Conseil (art. 115), soit pour  l’indépendance fonctionnelle, c’est-à-dire celle concernant l’activité des juges (artt. 108-111). Des lois organiques sont chargées de fixer le statut des magistrats (art. 112), et l’organisation du Conseil Supérieur (art. 116).
Pour ce qui concerne la Cour Constitutionnelle, la Constitution de 2011 a ajouté aux taches  confiées à cette institution à l’instar du Conseil Constitutionnel français dans la Constitution de 1996, que l’on pouvait déjà inscrire dans l’optique de « la démocratie par le droit »[7], l’attribution fondamentale de « connaitre d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée au cours d’un procès, lorsqu’il est soutenu par l’une des parties que la loi dont dépend l’issue du litige porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution », les conditions et modalités d’application de laquelle sont aussi fixées par loi organique (art. 133).
Des autres innovations touchent les collectivités locales, notamment pour ce qui concerne leur lien avec la Chambre des Conseillers, et pour leur démocratisation et renforcement de leur autonomie. Il faut souligner que une loi organique est ici aussi chargée de fixer cettes nouvelles conditions (article 146).
Mais l’innovation peut-etre la plus remarquable consiste dans l’introduction d’un titre dévoué a «la bonne gouvernance» (Titre XII), réfléchissant l’ambition de réfléchir un constitutionnalisme de dernière génération. Voilà ainsi les références à l’égale accès des citoyennes et des citoyens aux services publics (art. 154), à l’écoute de leurs usagers par ceux-ci (art. 155), à la reconnaissance des « instances de promotion et protection des droits de l’homme », à travers l’institution du Conseil national des droits de l’homme (art. 161), du Médiateur (art. 162), du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (art. 163), de l’autorité chargée de la parité et de la lutte contre toutes formes de discrimination (art. 164), et à la reconnaissance des «instances de bonne gouvernance et de régulation» à travers l’institution de la Haute autorité de la communication audiovisuelle (art. 165), du Conseil de la concurrence (art. 166), de l’instance nationale de probité et de lutte contre la corruption (art. 167), du Conseil Supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (art. 168), des Conseils consultatifs de la famille et de l’enfance (art. 169) et de la jeunesse et de l’action associative (art. 170). Selon l’art. 171 « Des lois fixeront la composition, l’organisation, les attributions et les règles de fonctionnement des institutions et instances prévues aux articles 160 à 170 de la présente Constitution et, le cas échéant, les situations des incompatibilités ».

 

3. Le fait que les innovations mentionnées doivent etre integrées par des lois – selon les cas, organiques ou ordinaires – s’explique aisément par la nature meme de l’écriture constitutionnelle. De l’autre coté, cette intégration est l’un des facteurs décisifs pour mesurer la sincerité des ambitieuses innovations apportées dans le texte constitutionnel de 2011.
La question qu’il faut par-là aborder ne se pose seulement dans le contexte marocain, en concernant   les moyens institutionnels visant à la mise en œuvre de toute Constitution démocratique. Ceux-ci ne consistent seulement dans l’activation du Parlement en tant que législateur, en comprenant les autres institutions politiques, la Cour constitutionnelle et les juges. Il est impossible de prévoir le role de chacune dans le procès de mise en œuvre de la Constitution. Certaines fois, par exemple dans le cas italien, la Cour constitutionnelle ouvrit effectivement ce procès vis-à-vis d’un législateur réticent. Des autres fois, celui-ci parut au contraire le moteur d’un changement conforme aux nouveaux principes constitutionnels.  Mais, tot ou tard,  le role du législateur dans le procès de mise en œuvre de la Constitution, ou, si l’on veut, la démocratisation par voie législative, s’avère tout à fait nécessaire.
A cet égard l’article 86 de la Constitution marocaine établit que « Les lois organiques prévues par la présente Constitution doivent etre soumises pour approbation au Parlement dans un délai n’excédant pas la durée de la première législature suivant la promulgation de ladite Constitution ». Il faut noter avant tout que cet article n’oblige pas le Parlement à approuver les lois organiques pendant la première législature, mais oblige le Gouvernement à soumettre ces lois au Parlement dans le délai ici fixé. Néanmoins la formulation de l’article ne parait heureuse, en posant la question de savoir ce qui se passe si le Gouvernement ne respecte tel délai. La Constitution ne prevoit explicitement des conséquences à cet égard. Faut-il  en déduire que la mise en œuvre de la Constitution devrait etre fermée? Ce serait une énormité, car il signifierait que la Constitution meme a posé les prémisses pour son bouleversement. L’autre solution possible serait celle de retenir que le délai imposé au Gouvernement soit dépourvu de conséquences juridiques, s’agissant donc d’une obligation de nature seulement politique. Dans ce cas, la violation du délai par le Gouvernement n’aurait des effets sur la mise en œuvre de la Constitution, quoique l’on pourrait alors douter de l’utilité de ladite disposition.

4. Au-delà des particuliers problèmes interprétatifs ainsi posés, le procès de mise en œuvre de la Constitution marocaine par voie législative soulève la question, bien plus décisive pour le futur du Pays, si une Constitution fortement souhaitée par le Roi, et dans laquelle le poids du Roi reste remarquable, peurra etre acceptée par la population.
Meme à cet égard, il faut noter des différences entre le Maroc et les autres pays du ‘printemps arabe’. Il est vrai que, au début de 2011, nombreuses manifestations populaires se sont déroulées meme en Maroc. Mais dans le référendum du 1er juillet la nouvelle Constitution a été approuvée par plus de 98% des Marocains. Ce qui est plus frappant est plutôt le très haut abstentionnisme qu’on a enregistré aux élections politiques successives, qui peurrait etre lu comme expression à la fois d’une vague postmoderne et d’un scepticisme face aux innovations institutionnelles issues de la Constitution. Dans des conditions pareilles, le suspect que celle-ci corréspond à un dessein de  «changer tout pour ne changer rien», comme dit le Prince sicilien de Lampedusa dans le «Gattopardo», peut paraitre justifié.
Toutefois, le juriste doit se borner à vérifier   si le nouveau texte authorise la supposition que le jeu politique et institutionnel reste dans les mains du souverain. Une telle hypothèse semble démentie par plusieurs dispositions, et par l’esprit meme du texte. On ne peut nier, il est vrai, que le Roi y reste omniprésent. Mais le fait qu’il participe à toutes les fonctions de l’Etat est à mon avis moins important de la reconnaissance du principe d’attribution auquel je me suis référé. On ne peut nier non plus les marges d’ambiguité contournant les rapports du Roi avec le Gouvernement, en particulier pour ce qui concerne la  nomination de ce dernier dans les cas de crise gouvernementale et pour les dites exceptions à la règle du contreseing. Mais malgré ses ambiguités le texte encourage dans le complexe un déplacement du jeu institutionnel envers le parlementairisme. Les innovations concernant le pouvoir judiciaire et la Cour constitutionnelle visent à garantir les droits fondamentaux des citoyens dans une mesure inconnue auparavant. Et les mesures concernant les collectivités locales et les autres vouées à reconnaitre le pluralisme économique et culturel peuvent aussi assurer au Pays un remarquable chemin de démocratisation. On ne peut exclure donc que le risque du paternalisme puisse encore affecter le Maroc. Mais il parait difficile de le voir simplement confirmé dans la Constitution.

 


[1] Freedom House, Freedom in the World 2006: the Annual Survey of Political Rights and Civil Liberties, Washington D.C., 2007.

[2] F.Zakaria, The Future of Democracy. Illiberal Democracies at Home and Abroad, Editor of International Newsweek, 2003

[3] S.Levitsky et L.A.Way, Competitive Authoritarianism: The Origins and Dynamics of Hybrid Regimes in the Post-Cold War Era, in Journal of Democracy, 2002, 63.

[4] C.Pinelli, Conditionality, Max Planck Encyclopedia of International Law, 2009, www.mpepil.com

[5] C.Pinelli, State-Building and Constitution-Making. The Cases of Kosovo, Iraq and Afghanistan, Report to the  IRPA Seminar, “The New Public Law in a Global (Dis) Order. A Perspective from Italy”, New York University, 19-20 September 2010, in Diritto pubblico, 2010.

[6] S.Klibi, Constitution et transition politique au Maghreb: quelle constitution, quelle transition?, Association Marocaine de Droit Constitutionnel, Constitution et transition politique. Quelle réforme pour quel équilibre?, 2008, 27.

[7] Voir à ce propos A.Lamghari, Conseil constitutionnel et construction démocratique au Maroc, Association marocaine de Droit Constitutionnel, Construction démocratique, constitution et participation politique,  2011, 52.